Etude de texte – Le chapitre 16 (texte bac)
Situation du passage :
L’ingénu est à la Bastille. Mlle de Saint Yves l’aime et s’est promis de le libérer. Elle a rencontré M. de Saint Pouange qui est le cousin du ministre de Louis XIV, Louvois. Il lui a proposé un marché infâme, c'est-à-dire, qu’elle lui offre sa virginité. Perdue, elle demande conseil à un père Jésuite que Voltaire appelle Père Tout à Tous. Le chapitre 16 est caractérisé par un mélange de registres antagonistes : le registre tragique pour le début et la fin du chapitre, et satirique au milieu.
Projet de lecture :
Comment Voltaire utilise ce mélange de registres pour dénoncer les Jésuites et le fonctionnement de la société au XVIIème siècle.
I. La satire des Jésuites
A travers le Père Tout-à-Tous, c'est l'ordre des jésuites que Voltaire cherche à discréditer. Le titre indique clairement que Tout-à-Tous est ici avant tout lereprésentant de cet ordre : "Elle consulte un jésuite".Pour dénoncer cet ordre religieux, Voltaire a recours à un procédé particulièrement amusant et vivant : il va faire parler le jésuite, et l'amener à mettre lui-même en évidence les défauts propres à son ordre.
A. Une complaisance éhontée pour les puissants
1 ) Un renversement radical
Le père jésuite est d'abord choqué par ce que lui rapporte Melle de Saint-Yves. En témoignent les expressions à forte charge péjorative qu'il utilise pour désigner l'homme qui a lui fait cette proposition : "abominable pécheur", "vilain homme". Or dès qu'il apprend l'identité du séducteur, son jugement se renverse aussitôt : les termes dépréciatifs sont remplacés par des termes fortement laudatifs : "homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien". Remarquer que l'énumération a polir effet de renforcer l'éloge, d'insister sur les prétendues qualités de Saint-Pouange.
La raison de ce revirement brutal est suggérée par le jésuite lui-même ; en effet, il rappelle que Saint-Pouange est "cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu".
Ainsi est mise en lumière non seulement l'hypocrisie du jésuite, mais anssi son refus de critiquer, du moment qu'il s'agit d'une personne de la haute aristocratie, affiliée au pouvoir.
Il faut remarquer d'ailleurs que Tout-à-Tous préfèrera remettre en cause son interlocutrice plutôt que d'avoir à remettre en cause Saint-Pouange. Ainsi, il accuse dails un premier temps Melle de Saint-Yves d'avoir "mal entendu". Les formules péremptoires "Il ne peut avoir eu" et "il faut" montrent bien sa difficulté à admettre quoi que ce soit de négatif sur les puissants.
2) Un homme habitué à flatter et à servir les grands
L'hyperbole ridicule utilisée pour désigner Louvois révèle également chez le jésuite une habitude bien ancrée de la flagornerie.
On notera aussi que sitôt connue l'identité de Saint-Pouange, le jésuite n'a plus qu'un seul objectif : persuader Melle de Saint-Yves de lui céder. Cela dénote chez 'Tout-à-Tous la volonté de servir les caprices des grands seigneurs.
Son nom apparait dès lors comme une appellation ironique : le jésuite ne se dévoue pas "à tous", mais seulement aux puissants et à leurs proches.
L'expression laudative "bon confesseur" est également à comprendre comme une antiphrase : un tel prêtre n'a rien de bon.
On va voir à présent que pour servir Saint-Pouange, Tout-à-Tous va développer une argumentation fallacieuse et incohérente : on est en pleine casuistique.
B) Des discours pleins de fausseté et d'incohérences
1 ) Un faux-semblant de rationalité
Tout-à-Tous essaie de donner à son discours une apparence de rationalité :
- il prend soin de numéroter chacun de ses arguments ; ainsi les différentesétapes de son argumentation sont clairement mises en lumière ;
- il utilise des connecteurs logiques censés mettre en évidence le caractère rationnel de son argumentation : "car, bien que ..." "bien que...", "ainsi ..."
- il a recours enfin à un exemple d'autorité tiré de Saint-Augustin.
Son discours semble ainsi très sérieux, structuré, logique ; mais il est en fait truffé d'incohérences et de maladresses qui ridiculisent le personnage.
a) Le jésuite a tendance à se contredire :
- quand cela I'arrange, il considère l'Ingénu comme le mari de la jeune fille. Sa volonté de le sauver apparait ainsi comme plus légitime : "Rien n'est plus honnête" ou encore "rien n'est plus pur que de délivrer votre mari". La double hyperbole crée ici un effet d'insistance.
- mais quand cela l'arrange, il préfère insister sur le fait qu'ils ne sont pas encore mariés : ainsi le péché d'adultère se trouve-t-il évité.
b) Le jésuite est par ailleurs ridicule dans le développement de ses exemples :
il était vraiment maladroit de raconter la fin de l'histoire tirée de Saint-Augustin.
Terminer sur la trahison du "richard" ne peut guère amener Saint-Yves à imiter la jeune femme du récit !
2) Une attitude constamment fausse à l'égard de Melle de Saint-Yves
Tout-à-Tous cherche évidemment à influencer Melle de Saint-Yves, à faire pression sur elle. Il fait toutefois semblant du contraire en lui affirmant :"Je ne vous conseille rien". De même, il la flatte pour mieux l'amener à céder : "vous êtes sage". Son hypocrisie foncière est ainsi encore plus clairement dénoncée.
C) Une morale très laxiste
Le Père Tout-à-Tous n'a pas de principes moraux rigoureux ; sa morale est plus que souple : ainsi, après avoir taxé l'adultère de "péché énorme", il le considère néanmoins comme parfois inévitable et même justifié ; le "autant qu'il est possible" qui achève sa phrase, 1. 31-32 , s'oppose au "toujours" qui le précédait, et cette légère incohérence met plaisamment en lumière la moralité douteuse du jésuite.
D) Un clergé intolérant et accoutumé aux arrestations arbitraires
Enfin, Tout-à-Tous a encore ces deux derniers défauts :
- son intolérance et ses préjugés à l'égard des jansénistes sont clairement suggérés à la ligne 10 : tout débauché est nécessairement un "janséniste".
- on voit aussi que le jésuite a l'habitude de dénoncer et de faire arrêter les gens sur la foi d'un simple témoignage. Cela renvoie évidemment à l'arrestation injuste et arbitraire du Huron.
On retrouve ainsi dans ce passage les principales critiques adressées aux jésuites dès le 17ème siècle : on leur reproche de se montrer hypocrites et trop complaisants envers les grands, de professer une morale laxiste pour les puissants, de justifier leurs caprices en
développant des argumentations fallacieuses ; de se montrer intolérants envers les autres ordres et prompts à dénoncer leurs ennemis.
Ce qui est ici particulièrement plaisait, c'est que Voltaire amène son personnage à mettre lui-même en lumière ces défauts.
Le discours du père Tout à Tous s’oppose à l’ouverture et à la fin du chapitre. On est dans des registres extrêmement sérieux : tragique et pathétique.
II. Les registres pathétique et tragique au service de la dénonciation
A. Une situation horrible pour l’héroïne
Au début du chapitre, le narrateur rappelle la proposition que Saint Pouange a fait à Mlle de Saint-Yves. Ce rappel est inutile pour le lecteur, mais l’objectif du narrateur est de mettre en relief le caractère odieux, révoltant, horrible de la situation où se trouve Mlle de Saint-Yves La situation est d’autant plus difficile pour elle car elle n’a pas envie de dénoncer M. de Saint Pouange « embarras » ou encore « grandes irrésolutions ».
B. Un dilemme
1. Une femme déchirée entre deux valeurs
Mlle de Saint-Yves est présentée par le narrateur comme une amante passionnée et elle-même quand elle parle de l’ingénu « mon amant » qui confirme son amour passionné pour l’ingénu. Elle est déchirée entre son amour pour l’ingénu et sa virginité qu’elle croit être une valeur absolue, inestimable. Le personnage est face à une alternative dont les deux termes sont aussi horribles l’un que l’autre.
Elle est dans une situation Cornélienne.
2. L’expression du dilemme
Plusieurs expressions dans le passage insistent sur le dilemme dans lequel se trouve Mlle de Saint Yves.
- le choix du malheur et de la honte
- « amant enseveli tout vivant », et de l’autre côté « indigne de vivre »
- le choix entre l’horreur et la honte (perdre sa virginité). La situation semble donc sans issue, inextricable, typique du registre tragique.
C. Un personnage en plein désarroi
Cette situation plonge le personnage dans le désarroi, un désarroi profond.
1. Avant le discours du jésuite
L’adjectif « désolée » terme qui désigue un sentiment intense, « répugnance horrible » qui montre le sentiment horrible qu’éprouve Mlle de Saint Yves, elle préfèrerait mourir qu’affronter cette situation.
2. Après le discours du jésuite
Après son entretien avec Tout à Tous, son état d’esprit à empiré, elle est encore plus désespérée, on a un champ lexical de la souffrance deux fois plus présent : « infortuné », « offreuse ». Mlle de Saint Yves est désormais tentée de se suicider, on a bien une gradation : elle est passée de l’idée « préfèrerait mourir » à « délivrer par la mort ».
Le père Tout-à-Tous a augmenté/fait accroître son désespoir au lieu de la consoler.
Voltaire mêle des registres très différents pour rendre plus efficace sa dénonciation des jésuites, mais aussi du fonctionnement de la société au XVII ème siècle, où le clergé et les puissants commettent des abus de pouvoir. En dénonçant cette société du XVII ème siècle, Voltaire dénonce en même temps l’époque qui lui est contemporaine.